L'Affaire : Les dominicains face au scandale des frères Philippe

Historien, agrégé, chercheur et enseignant, Tangi Cavalin est le co-directeur ou le coauteur de plusieurs études et investigations remarquées sur le christianisme contemporain ainsi que sur l’Église catholique au xxe siècle, dont Les prêtres-ouvriers après Vatican II, Une histoire de la Mission de France 1941-2002 et Religion et subversion. 

Le présent ouvrage a été établi avec la collaboration des membres de la commission historique : 
Caroline Mangin-Lazarus, Sabine Rousseau, Charles Suaud, Nathalie Viet-Depaule.

Aux Éditions du Cerf,  ISBN : 9782204153539 





Présentation par l'auteur

Des enquêtes, qu’elles soient le fait de journalistes, d’associations ou d’institutions ecclésiales, ont fait connaître pour les dénoncer les agissements abusifs de Thomas et Marie-Dominique Philippe, frères de sang et de religion.
Ces révélations ont ébranlé les fondations dont ils étaient les figures tutélaires, l’Arche pour le premier, la communauté Saint-Jean pour le second. Elles ont aussi profondément questionné l’Ordre dominicain dont tous deux étaient issus.

Le 30 janvier 2020, le frère Nicolas Tixier, provincial de France, m’a demandé, par une lettre de mission, de constituer une commission historique « chargée de faire toute la lumière » sur cette affaire pour « notamment permettre de préciser le rôle de l’institution dominicaine dans son traitement depuis l’origine ».

Le travail, conduit sur trois années, a été mené en toute indépendance. La commission a défini seule sa perspective de recherche, sa méthodologie, ses lieux d’investigation, les témoins à rencontrer. Les archivistes dominicains à Paris et à Rome se sont mis à sa disposition sans s’immiscer, à aucun moment, dans le travail des chercheurs.

 Aucun religieux dominicain n’a, à aucun moment, formulé la moindre directive, ni même été tenu au courant du travail en cours et de ses résultats. Le rapport remis au provincial, dont je suis l’auteur, n’a pas été revu par lui avant publication.


Sur Radio Notre-Dame :
Le Grand Témoin avec Tangi Cavalin et le Frère Nicolas Tixier

Retraçons brièvement l’histoire : en mars 2019 est diffusé sur Arte un documentaire baptisé « Religieuses abusées, l’autre scandale de l’Eglise » qui met notamment en cause deux prêtres, frères dans la vie, Marie-Dominique Philippe et Thomas Philippe, tous les deux décédés. Marie-Dominique Philippe, de son prénom de baptême Henri (1912-2006), avait fondé la communauté de Saint-Jean. Jean Philippe, en religion père Thomas (1905-1993), avait créé la communauté de l’Arche avec Jean Vanier. Dans ce documentaire, d’anciennes religieuses racontent comment elles sont devenues leurs jouets sexuels. 

Quelques mois plus tard, le frère dominicain Nicolas Tixier, récemment réélu prieur de la province de France, confie une enquête à une commission totalement indépendante, laquelle identifie un système d’emprise conçu par les deux frères Philippe, l’idée étant de comprendre comment ils ont pu sévir si longtemps sans que des mécanismes régulateurs de l'Église puissent y mettre fin.


Extraits …

« Une espèce de congrégation ou d’ordre de la Sainte Vierge, … »

On connaît mieux Hélène Claeys Boúúaert par d’autres sources, qui toutes insistent sur son rôle dans la genèse, auprès de Thomas Dehau et Thomas Philippe, de l’Eau vive. 


D’abord parce que ce dernier a lui‑même revendiqué auprès de Jacques et Raïssa Maritain, en 1949, l’influence d’Hélène, qui aurait pris part à l’inspiration originelle du centre spirituel en raison du crédit porté à ses « visions ». Le philosophe en a gardé la trace dans ses carnets personnels : 

Le Père [Thomas Philippe] m’a parlé longuement du Père Dehau et de l’âme secrète de l’Eau Vive, révélation de l’âme contemplative que le Père Dehau admire tellement […]. 
Père Thomas Philippe envoyé à Rome par Dehau et cette âme contemplative : elle lui avait dit alors de parler au maître général, de lui dire que près du Saulchoir une œuvre de Dieu surgirait qui serait plus importante que celle de Catherine de Sienne. […] 


Le Père Dehau m’avait parlé de cette grande œuvre, de cette floraison intellectuelle et spirituelle qui aurait lieu « au prix de fleur de sang ». Cette âme parlait d’une œuvre d’Église ( non de l’Ordre ), d’une espèce de congrégation ou d’ordre de la Sainte Vierge, sans forme extérieure ni constitution visible mais où il y aurait son esprit dans la liberté.  C’est tout cet ensemble de lumière qui a fortifié le Père Thomas Philippe et l’a poussé à fonder l’Eau Vive. " 

Le témoignage que rapporte Guérard des Lauriers …

fait à son tour état de mœurs dévoyées au regard des normes du catholicisme,  mais il va beaucoup plus loin que les dépositions précédentes et balaie définitivement la thèse du dérapage isolé mise en avant  trois ans plus tôt par Thomas Philippe pour se défendre. Ce témoignage doit être cité tant il s’éloigne des cadres mentaux les plus communs :

C’est vers 1945 que commencèrent les désordres extérieurs.
Il y a eu d’abord des rencontres de plusieurs jeunes filles ensemble,
[T3],  [Anne de Rosanbo] et [Madeleine Brunet], [T8], […] ; elles étaient  nues,
et le P. Thomas Philippe aussi.

On y faisait « tout ce qu’interdit  le mariage chrétien »
(attouchements et baisers sur parties sexuelles provoquant pollutions…).
C’était le « secret pour les petits enfants  de la T.S. Vierge ».
Cela a duré environ six mois.
Certaines ont  été troublées. D'où il n’y eut plus que des rencontres individuelles. 


La reformulation de la question des sectes  et la naissance de l’AVREF


L’Association vie religieuse et famille ( AVREF ), qui se constitue en novembre 1998, joue un rôle essentiel pour attirer l’attention sur l’existence et la dangerosité des comportements sectaires dans l’Église catholique. …

… L’histoire de l’AVREF s’inscrit dans le sillage de la dénonciation opérée dès 1986 par des parents auprès du tribunal ecclésiastique de Lyon : certains de ses membres fondateurs sont des anciens de cette mobilisation, à commencer par Philippe Gentien et Diane de Talencé ; ceux qui se joignent à eux en 1998 sont également des parents inquiets de la manière dont leurs enfants sont entrés dans la famille Saint‑Jean et particulièrement chez les sœurs mariales, comme Jacques et Mireille Héliot dont la fille, partie pour une retraite de quelques jours prêchée par Marie‑Dominique Philippe, en décembre 1997, avait été recrutée par la sœur Myriam et aussitôt poussée à revêtir l’habit bleu de sa communauté ; enfin, comme en 1986, c’est l’ADFI, par l’entremise d’une religieuse, qui met les parents en contact pour les aider à sortir de leur isolement et mettre en commun leurs expériences. Mais l’AVREF n’est pas un simple décalque du groupe constitué douze ans plus tôt autour des affaires lyonnaises.

… formellement, la constitution en association loi 1901 inscrit durablement la mobilisation des parents face aux autorités ecclésiales sans juridiquement dépendre d’elles. Ensuite, parce que la raison d’être de la lutte dépasse désormais le seul cas de la sœur Myriam pour s’élargir à l’ensemble des communautés catholiques présentant des caractéristiques de recrutement et de fonctionnement analogues à celles des sœurs bleues. On est passé, d’une décennie à l’autre, d’une dénonciation résolue mais ponctuelle, justifiée par le comportement d’une fondatrice et, en arrière‑plan, de son père spirituel, au constat d’un dysfonctionnement, si ce n’est structurel, du moins assez récurrent pour justifier d’en faire une cause à défendre. …



La responsabilité de l’Ordre dominicain

Tout au long de cette histoire, de manière récurrente, l’Ordre dominicain s’est révélé incapable de prendre la mesure des déviances des frères Philippe. Certes, il n’a pas été le seul à s’illusionner à leur propos, mais l’appartenance maintenue de ces religieux aux frères prêcheurs, dont ils ont toujours voulu porter l’habit, relevait à coup sûr de la responsabilité des supérieurs. 

L’appartenance à l’Ordre de leur oncle Thomas Dehau et de leur sœur, Cécile de Jésus, confirme l’ancrage dominicain 
de cette entreprise subversive qui s’est déployée sur des terrains successifs, montrant une impressionnante capacité d’adaptation. 




Article publié le 21/02/2023

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